CHAPITRE XIII
Ils traversèrent plusieurs pièces en enfilade, se frayant un passage au milieu de corps dont l’inertie les apparentait à des mannequins de cire. Aucune expression ne troublait les yeux de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui se tenaient dans une attitude implorante, les jambes et les bras légèrement écartés. On avait l’impression que la vie les avait quittés avec une telle brutalité que leur corps n’avait pas eu le temps d’entamer son processus de putréfaction. De vagues relents de boucherie et de produits chimiques de conservation se mêlaient à l’âcre odeur de brûlé diffusée par des courants d’air.
Aucun ornement, aucune décoration n’égayait les murs en pierre apparente. Les dalles inégales et grossières du sol accentuaient l’aspect rustique du bâtiment. Il y régnait un froid saisissant malgré la chaleur dégagée par l’incendie des jardins.
Contrairement aux usages en vigueur dans les palais gouvernementaux des autres planètes, qu’elles fussent dirigées par un roi, un dictateur, un chef religieux, un clan, une famille ou un président, le Cartel n’avait disposé aucune sentinelle devant les portes de l’édifice. Ces êtres pétrifiés en étaient les seuls occupants. Ils ressemblaient à une foule de courtisans congelés par un tyran cruel.
— J’ai peur, chuchota Petite-Ourse.
Nazzya lui pressa la main pour lui redonner courage. Elle-même, à qui les biologistes du Chêne avaient pourtant supprimé les inhibitions liées à la peur, ne se sentait guère rassurée au beau milieu de cette forêt humaine. Elle serrait nerveusement la crosse du vibreur mais ne parvenait pas à réprimer ses frissons.
Seul le bruit de leurs pas troublait le silence. Des colonnes lumineuses tombaient d’invisibles lucarnes, sculptaient des visages, isolaient parfois un massif de têtes au milieu d’une pièce plongée dans l’obscurité.
Ils franchirent ainsi une dizaine de salles avant de déboucher sur une sorte de vestibule entièrement désert. Des appliques magnétiques dispensaient un éclairage sale qui ornait d’auréoles ternes le plafond et le carrelage nus. Sur un mur se devinaient les vestiges d’une cheminée monumentale.
— Restez ici tous les trois pendant que je cherche le labyrinthe, proposa Rohel. Vous serez à l’abri.
— Je vous accompagne, protesta Serpent. Vous ne réussirez peut-être pas à trouver l’entrée.
— Et toi, tu le sauras ?
— Le ciel me le dira.
Le silence figeait les voix.
— Nous irons avec vous, intervint Nazzya. Il vaut mieux pour l’instant que nous restions groupés.
Le Vioter hocha la tête.
Ils découvrirent, se découpant sur le mur opposé, l’entrée d’un couloir étroit qui donnait sur une pièce sombre et peuplée, comme les précédentes, de statues humaines. Le froid et l’obscurité se faisaient de plus en plus denses, comme pour les dissuader de s’aventurer dans ce dédale de cauchemar. Petite-Ourse, transie jusqu’aux os, claquait des dents. La rumeur sourde de la ville livrée au pillage se glissait de temps à autre par les couloirs transversaux ou les portes monumentales.
Après avoir parcouru un long corridor en pente descendante, ils débouchèrent enfin sur une salle aux murs et au plafond escamotés par les ténèbres. La seule source de lumière provenait du couloir et soulignait, une vingtaine de mètres plus loin, les arêtes et les angles d’une estrade. Ils s’en approchèrent à pas prudents, aperçurent des fauteuils disposés en quart de cercle sur le plancher surélevé.
— Il y a des gens sur ces fauteuils, dit Petite-Ourse d’une voix mal assurée.
La fillette avait été la plus prompte à s’accoutumer à la pénombre et à distinguer les silhouettes assises sur les trônes. Rohel plongea la main dans l’échancrure de sa combinaison et referma les doigts sur la poignée de Lucifal dont la chaleur devenait de moins en moins supportable. Il dégaina l’épée et la dirigea vers la rangée de fauteuils. La lame étincelait, comme pétrie de lumière pure. Elle émettait un murmure musical à peine perceptible, une sorte de fredonnement qui semblait traduire sa joie profonde d’être confrontée aux adversaires pour lesquels elle avait été conçue. Elle avait attendu des siècles, des millénaires peut-être, ce moment où elle exécuterait la volonté de ses maîtres et justifierait son existence.
Elle brillait avec une telle force qu’elle emplissait une grande partie de la pièce, traquant les détails, révélant les quinze corps assis sur les fauteuils et qui ne bougèrent pas, ni même ne clignèrent des paupières lorsque son éclat les frappa.
Six femmes et neuf hommes. Les uns vêtus de riches étoffes, les autres de haillons. Le plus âgé avait entre soixante-dix et quatre-vingts ans, le plus jeune à peine treize. Rohel reconnut parmi eux un Ultime du Chêne Vénérable ainsi qu’un moine abroïsien, reconnaissable à sa bure et aux mutilations de ses pieds. Il établit le lien avec pra Goln et comprit que les Garloups avaient investi les corps d’une ambassade de l’Eglise.
— Ils sont morts ? demanda Petite-Ourse.
— Vides plutôt, répondit Le Vioter. On dirait que les Garloups ont déserté leurs corps d’emprunt.
— Pourquoi ne sont-ils pas tombés de leur siège ? interrogea Nazzya. Un cadavre ne peut pas lutter contre la loi de la gravité.
— Peut-être tout simplement parce que les corps d’emprunt ne sont pas tout à fait des cadavres, que les Garloups ont découvert le moyen de suspendre le processus de décomposition des matières organiques. On dirait qu’ils restent prêts à servir, comme tous les autres qui peuplent les salles du palais. Les hommes utilisent bien des produits chimiques pour préserver leurs vêtements de l’usure du temps, les Garloups font sans doute la même chose avec leurs enveloppes de chair.
— C’est horrible ! cria Nazzya. Ils restent prisonniers entre les deux mondes, entre la vie et la mort.
— Le Livre dit que le corps doit être rendu à la terre pour que l’âme puisse accomplir son voyage, précisa Serpent. Ceux-là ne sont plus tout à fait ici ni tout à fait là-bas.
Le spectacle de ces corps figés sur les trônes les saisissait autant que la température glaciale qui semblait s’être encore abaissée depuis qu’ils étaient entrés dans la pièce.
Rohel se sentit soudain tiré vers l’avant. Il dut s’arc-bouter sur ses jambes pour ne pas être entraîné vers le fond de la salle. Il ne distingua aucun mouvement autour de lui. La lumière de Lucifal créait une bulle protectrice autour de lui, comme le soleil intérieur qu’une Parfaite lui avait appris à maîtriser sur la Lune Noire d’Agondange.
— Le ciel me dit que vous n’avez plus besoin de moi, déclara Serpent avec un pâle sourire. Vous n’avez qu’à vous laisser guider par votre épée. Nous vous attendrons ici.
— Nous devrions l’accompagner, dit Nazzya. Il pourrait avoir besoin de notre aide.
— Il a été choisi pour porter l’épée, pour affronter les ennemis ultimes de l’humanité, objecta le petit Cælecte. Nous risquerions d’être des entraves pour lui.
Elle n’insista pas, consciente que l’univers s’exprimait par la bouche de cet enfant.
*
Les ténèbres reculaient devant Lucifal. Le passage était tellement étroit que les épaules de Rohel frôlaient les parois de pierre. Il continuait de descendre dans les profondeurs du sol, dévalait des escaliers qui s’entortillaient autour d’énormes piliers de pierre. Il passait parfois devant d’autres passages, d’autres escaliers, mais il ne marquait aucune hésitation, se laissant guider par l’épée et sa propre intuition. Il avait l’impression de former une entité unique, complète avec Lucifal, qu’elle se nourrissait de lui autant qu’il se nourrissait d’elle. Il longeait des murs interminables formés d’énormes blocs de pierre taillée. Des moisissures et des lichens jaunâtres proliféraient sous l’effet d’une humidité glaciale qui le pénétrait jusqu’aux os. Il apercevait de temps à autre de petits animaux à fourrure grise dont les yeux phosphorescents traçaient des paraboles silencieuses et fugaces sur le fond d’obscurité.
Au fur et à mesure qu’il progressait dans cet inextricable lacis, il rencontrait des difficultés grandissantes à combattre le découragement. L’affrontement promis avec les êtres venus des trous noirs se transformait en une errance sinistre dans les fondations d’un palais vieux d’une dizaine de siècles. Il avait beau se dire que les Garloups s’étaient justement retirés dans les profondeurs de la terre pour le contraindre à ce cheminement désespérant et saper sa détermination, il ne parvenait pas à chasser cette détresse qui l’affaiblissait. La lumière de l’épée semblait épouser le cours de ses propres pensés. Elle avait diminué d’intensité. Il ne voyait pas à cinq mètres devant lui. Elle avait besoin de la volonté de son maître pour exprimer sa pleine puissance, mais il avait l’impression de se vider de sa substance, de se désagréger dans les ténèbres de ce labyrinthe.
Il marcha encore un bon kilomètre, enfila des couloirs, dévala d’autres escaliers dans une atmosphère de plus en plus glaciale, certainement inférieure à moins vingt degrés centigrades. Ce n’était pas un froid ordinaire, hivernal – d’autant que les sous-sols des planètes conservaient en général une tiédeur constante – mais la température d’une zone de non-être, de non-vie.
Il prit subitement conscience que les Garloups n’avaient pas besoin de se manifester pour entamer le combat et une colère sourde lui incendia les entrailles. Il distingua une silhouette au bout du couloir, une ombre aux contours vaguement humains mais à la consistance vaporeuse. Il resserra sa prise sur la poignée de Lucifal, qui recouvra instantanément sa luminosité et éclaira le passage sur toute sa longueur. Il s’avança avec circonspection vers la silhouette, qui était probablement le principe volatil et migratoire d’un Garloup. Elle s’opacifiait à mesure qu’il s’en rapprochait, elle semblait se vêtir de matière, elle éveillait en lui une haine farouche, une répulsion venue d’une zone condamnée de son inconscient.
Son immobilité avait quelque chose de déroutant, d’inquiétant. Rohel se remémora la vitesse d’exécution des Garloups et jugea qu’il devait prendre les devants, frapper sans lui laisser l’initiative, libérer le ressentiment qu’elle lui inspirait. Elle ressemblait à présent à un être taillé dans la matière brute, à une créature de terre et de pierre qui naissait entre des doigts invisibles et malhabiles. Il leva l’épée mais, contrairement à ce qui s’était passé lors des affrontements précédents, il eut l’impression que Lucifal restait inerte, qu’elle refusait d’engager le combat. La neutralité de son alliée eut pour effet de décupler sa colère. De toutes ses forces, il abattit la lame sur ce qui paraissait être le crâne de son adversaire. Le fer n’entailla pas la matière, plus dense encore que les alliages de métaux servant à la fabrication des vaisseaux interstellaires. Le choc faillit lui disloquer l’épaule.
Déséquilibré, il fut violemment projeté contre la paroi du couloir et bascula vers l’arrière. Il n’eut pas le réflexe de déplacer son centre de gravité, il s’effondra de tout son long sur le sol. L’épée lui échappa des mains, glissa sur les pierres usées et polies, s’immobilisa quelques mètres plus loin. Sa lumière n’était plus qu’un halo diffus évoquant l’œil myope d’un lampadaire enveloppé de brume. Étourdi par sa chute, Rohel se recula sans cesser d’observer la silhouette qui continuait de se transformer comme une image holographique accélérée. Elle commençait à prendre forme humaine : des orbites oculaires se creusaient au milieu d’un visage jusqu’alors à peine ébauché. Plus bas apparaissaient un relief qui préfigurait une arête nasale et un sillon révélateur d’une bouche.
La haine de nouveau submergea Le Vioter. Il s’approcha en rampant de l’épée et s’en empara. Sa poignée était désormais presque aussi glacée que l’air ambiant. Il ne comprenait pas pourquoi elle avait choisi ce moment pour le trahir, elle qui l’avait servi loyalement lors de ses premières confrontations avec les Garloups. Il la supplia intérieurement de lui accorder de nouveau sa puissance, sa chaleur, sa lumière, mais elle demeura insensible à ses prières et conserva sa neutralité. Elle était, en cet instant, une arme ordinaire, un instrument métallique déserté par l’esprit.
Fou de rage, Rohel dégagea le vibreur à ondes mortelles qu’il avait pris soin de glisser dans la ceinture de sa combinaison et pressa la détente. Les rayons à haute densité frappèrent la silhouette sous tous les angles mais ils ne provoquèrent aucune lésion, aucune brûlure sur son enveloppe rugueuse. Ils s’éteignaient même avant l’impact, comme désactivés en vol. Le Vioter tira sans discontinuer. La crosse du vibreur, surchauffée, lui brûla la paume de la main et la pulpe des doigts.
Il perdait sa lucidité. Il était pourtant conscient de la stupidité de son comportement. Il savait que la solution se trouvait ailleurs, dans le retour au calme, mais, emporté par la haine, il ne pouvait pas se raisonner. Il finit par décharger entièrement le magasin d’énergie. La bouche du canon ne vomissait plus que des lignes ténues, ternes, dont les trajectoires allaient en s’infléchissant.
La silhouette poursuivait sa métamorphose. Les traits se précisaient, des cheveux surgissaient sur le crâne, les muscles se dessinaient sous la peau de plus en plus fine, des organes sexuels se formaient sous le ventre. Rohel eut l’intuition qu’une course de vitesse s’était engagée entre cette créature et lui, qu’il n’aurait aucune chance de survivre s’il laissait son étrange vis-à-vis aller jusqu’au bout de sa transformation. Il lui fallait trouver un moyen de le vaincre pendant qu’il en était encore temps. Il affrontait un adversaire bien plus redoutable que les deux ou trois Garloups rencontrés lors de ses pérégrinations – mais il ne connaissait pas assez les êtres de l’antespace pour juger de leurs véritables capacités.
Il jeta le vibreur, empoigna l’épée et se releva. Lucifal ne brillait pratiquement plus. Exténué, il esquissa deux pas vacillants en direction de la silhouette qui se dressait maintenant dans un clair-obscur diffus. Comme dans un rêve, il frappa de taille et atteignit son adversaire au niveau de la hanche. Contrairement à ce qui s’était passé quelques minutes plus tôt, la lame se ficha profondément dans le flanc offert. Il éprouva la puissance du choc, le métal contre l’os. Une douleur mordante lui coupa la respiration. Il eut l’impression d’avoir été lui même touché par le tranchant du fer, il sentit son propre sang et une partie de ses viscères s’écouler par la plaie béante. Un regard de côté ne lui désigna pas d’autre adversaire dans le couloir. Il porta la main à sa blessure mais ne palpa aucune plaie, aucun saignement. Il commença à douter de sa raison, à prendre peur, s’arc-bouta sur le manche de l’épée et parvint à la dégager du corps de son adversaire. Une fontaine pourpre jaillit par saccades hors de l’entaille mais, curieusement, il lui sembla que c’était lui-même qui se vidait de son sang.
Il lui fallait mettre fin à ce cauchemar, vite, ou il basculerait dans la folie, dans le néant. Le poids de Lucifal l’entraînait vers l’avant. Il serra les dents pour ne pas perdre connaissance, piqua l’épée vers la poitrine de la silhouette. La pointe glissa sur le sternum, se fraya un passage entre les côtes. Une douleur fulgurante se répandit aussitôt dans sa cage thoracique, comme s’il s’était porté le coup à lui-même. Il insista, tenta d’enfoncer la lame, de transpercer ce cœur issu de la matière inerte et qui s’efforçait de battre. Il lui sembla que la lame appuyait sur son propre cœur, et la souffrance se fit si virulente qu’il relâcha la poignée, tomba à genoux et se recroquevilla sur lui-même. L’épée rebondit sur les pierres dans une succession de cliquetis. Elle ne brillait plus, comme recouverte des ténèbres environnantes.
Rohel attendait la mort, convaincu que l’autre allait se jeter sur lui pour l’achever. La douleur et son sentiment d’échec lui emplissaient la bouche d’un goût de cendres. Il n’était plus qu’une flamme qui s’éteignait peu à peu, un principe vital qui se dissolvait dans le néant. Il y avait un aspect inexorable dans cette annihilation, il n’avait même plus la force de gémir.
La voix de Serpent s’éleva tout à coup dans le vide.
« L’endroit où l’homme affronte les créatures issues de ses propres pensées… »
Cette phrase ne provoqua aucune réaction dans un premier temps, puis elle se fraya un chemin jusqu’à son esprit conscient. Il se redressa et, laissant à ses yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité, observa attentivement l’homme qui lui faisait face. Car c’était un homme à présent, un homme aux cheveux noirs et bouclés, aux yeux clairs qui le contemplaient avec une tristesse infinie. Une nouvelle onde de souffrance partit de son cœur et rayonna dans son corps.
Il eut besoin de temps pour se reconnaître. Il ne s’était jamais vu comme il se voyait à présent. Ses pensées avaient créé une réplique exacte de lui-même, façonnée par la haine. La fission avait engendré cette sensation d’écartèlement, cette rage. Elle était à la fois indispensable à sa propre existence et la source profonde de sa détresse. C’était elle qu’il avait inconsciemment cherché à combler pendant ces sept années passées à courir l’univers. Il ne trouverait pas la sérénité dans les bras de Saphyr, car lui seul pouvait résoudre son problème, s’accepter en tant qu’entité séparée, chassée d’un paradis perdu.
Il se souvint des paroles des Garloups. Ils se présentaient comme les fils maudits de l’humanité, ils n’étaient que les fruits pervers des pensées humaines.
Son double commençait à s’animer, comme si son énergie vitale se transvasait dans la créature qu’il avait engendrée. Que se passerait-il lorsque sa réplique l’aurait tué ? Elle boirait son âme, errerait à sa place dans un monde désespérant, poursuivrait éternellement un double introuvable, une fusion impossible ?
Un grand froid l’envahit. À bout de forces, il s’allongea sur le sol et cessa de lutter. Des larmes épaisses, brûlantes, jaillirent de ses yeux et roulèrent sur ses joues. Il coupa toutes les cordes qui le rivaient au monde des formes. Il acceptait de s’effacer, de disparaître, de laisser la place à cet être issu de lui-même. Il acceptait d’être séparé à jamais de Saphyr, puisqu’ils ne pouvaient pas s’offrir mutuellement le bonheur, puisqu’ils détenaient chacun leur propre clef. Il se contenterait d’emporter son amour avec lui. Peut-être cela suffirait-il à l’empêcher d’être à jamais enseveli par l’oubli.
Pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentit en paix avec lui-même. Les Garloups n’avaient pas réellement besoin du Mentral pour passer sur les univers de matière. La formule du Chêne Vénérable n’était qu’une façon comme une autre – un peu plus radicale que d’autres – de pousser les hommes à se nier, de les empêcher de s’abreuver à leur source. Elle agissait comme les démons des légendes de certains mondes qui provoquaient des catastrophes naturelles afin de maintenir les peuples humains dans la peur, dans l’ignorance. Il ne connaîtrait jamais la fille qui devait naître de son union avec Saphyr et rendre leur souveraineté aux hommes, mais il avait la certitude qu’une fille – ou un garçon – se lèverait sur un autre monde et exhorterait l’humanité à retrouver sa véritable nature. La douleur de sa poitrine s’était estompée. Il acceptait d’échouer dans son entreprise, d’être l’homme par qui le malheur arrivait. Il n’en concevait aucune culpabilité, même si son éducation de princeps d’Antiter avait forgé en lui un sens aigu de la responsabilité. Il n’en voulait pas à son père, le seigneur Jehl, d’avoir éprouvé une fierté puérile lorsque les Grands Devins lui avaient annoncé que son troisième fils serait le prochain princeps d’Antiter. Il n’en voulait pas à dame Almia, sa mère, de l’avoir mis au monde avec une telle violence. Il avait fermé les yeux pour mieux se réconcilier avec lui-même, pour mieux se pardonner.
Un souffle tiède lui effleura la joue. Il attendit encore quelques minutes avant d’entrouvrir les paupières, goûtant avec volupté la paix qui baignait chacune de ses cellules. Il n’avait pas besoin de s’agiter pour se sentir relié à l’univers. Il était à la fois l’origine et la destination, le tout et ce corps dérisoire.
La chaleur, insistante, l’entraîna à rouvrir les yeux. Une lumière intense l’éblouit et il eut besoin d’une bonne minute pour s’apercevoir qu’elle jaillissait de Lucifal. Il chercha son double du regard mais le couloir était vide. Il ne ressentait plus la douleur ni la fatigue. Il s’empara de l’épée et se releva. Il devait maintenant poursuivre son chemin pour y livrer son dernier combat.
Les galeries se succédaient les unes aux autres, toutes conçues selon le même modèle, murs et voûte de terre étayés par des chevrons de bois, sol pavé de pierres plates. Des senteurs minérales paressaient dans l’air froid et figé. Rohel crut qu’il s’était perdu : il avait marché plus de dix kilomètres depuis son face-à-face avec son double et n’avait plus rencontré aucune forme de vie, pas même un de ces petits rongeurs qui pullulaient dans les fondations du palais. Il se laissait pourtant guider par Lucifal, qui l’entraînait à chaque croisement dans une direction précise.
Au sortir d’une galerie particulièrement longue et tortueuse, il déboucha sur une vaste pièce. Les semelles de ses souliers claquèrent sur le sol directement taillé dans la roche. La lumière de l’épée grimpa à l’assaut des murs et dévoila une voûte de pierre à cinq clefs, un raffinement surprenant à de telles profondeurs. Lucifal émit à nouveau le fredonnement musical qu’elle avait fait entendre dans le vestibule du palais.
Il distingua une masse compacte et sombre au centre de la pièce, une vague sphère qui ressemblait à un agrégat de ténèbres. Il s’en rapprocha à pas lents, tous sens aux aguets, craignant une attaque surprise des Garloups.
— Bienvenue dans l’antre du Cartel, Rohel Le Vioter, tonna une voix.
Elle avait surgi du centre de la masse ténébreuse.
— Nous vous attendions, princeps d’Antiter. Nous nous doutions que vous franchiriez l’obstacle dressé par vos pensées. Nous nous doutions également que vous réussiriez à dérober le Mentral à l’Église du Chêne Vénérable.
— Je n’ai pas eu l’occasion de vous faire une démonstration de sa puissance, déclara Rohel sans cesser d’avancer.
— Ces stupides ecclésiastiques vous en ont empêché ! Ils croyaient naïvement nous abuser, ils ne sont parvenus qu’à retarder notre rencontre.
— Le Garloup qui s’est glissé dans le corps de pra Goln n’a rien fait pour arranger les choses.
— A-ad a cru agir pour le mieux mais, loin du Cartel, les pensées des premiers temps commettent parfois des erreurs de jugement.
— Qui êtes-vous exactement ?
— Vous le savez : nous sommes des pensées perdues, les enfants de la détresse humaine.
— Combien êtes-vous ?
— Nous sommes un principe capable de se diviser en autant d’entités que nécessaire. Capable de lever une armée de dix milliards de corps d’emprunt si le besoin s’en fait sentir.
— C’est pour ça que vous gardez tous ces malheureux dans les salles du palais ?
— Nos troupes. Toujours prêtes à servir. Nous avons bloqué le processus de décomposition des cellules. Les Dévilliens se battent pour nous fournir. Les marchands d’hommes ne se rendent pas compte qu’ils sont les premiers soldats de notre armée. Non seulement ils recrutent nos véhicules matériels, mais ils nourrissent notre principe énergétique. Plus ils s’acharnent sur les leurs et plus ils nous grandissent.
— Pourquoi vous êtes-vous installés sur Déviel ?
— Ce labyrinthe présente d’intéressantes possibilités de concrétisation.
— Pourquoi vous êtes-vous acharnés sur mon peuple ?
— Le peuple de la Genèse était, comme son nom l’indique, le plus proche de la source. Le plus dangereux pour nous par conséquent. L’anéantir revenait à couper les humanités des étoiles de leur passé, de leur mémoire.
— Et la formule ? Comment comptez-vous l’utiliser ?
— Quelle importance ? Vous n’avez pas l’intention de nous la remettre, n’est-ce pas ?
— Vous n’avez pas non plus l’intention de me remettre Saphyr d’Antiter.
— Nous n’aurions à vous confier que son squelette, princeps.
Ces quelques mots, prononcés avec un cynisme étudié, frappèrent Rohel comme un coup de poing et l’étourdirent pendant quelques secondes.
— Vous l’aviez deviné lors de notre dernière communication holographique : nous vous avons proposé un simple enregistrement de Saphyr d’Antiter. Elle s’est lassée de vous attendre et s’est laissée mourir au bout de six années de captivité.
— Vous mentez ! hurla Rohel.
— Cette femme a toujours été votre principale faiblesse, princeps. Sans elle vous n’auriez pas accompli ce périple. Sans elle vous n’avez plus de goût pour l’existence.
Il fixa intensément la masse sombre et discerna sur ses flancs de ténèbres des mouvements lents et tournoyants qui évoquaient des volutes de fumée. Puis, après avoir jugulé la colère effrayante qui montait en lui et risquait de nourrir le principe énergétique du Cartel, il leva Lucifal au-dessus de sa tête. Elle brillait d’un éclat flamboyant et son murmure résonnait comme un signal de combat.
— Vous n’aviez pas prévu, Garloups, que, même morte, Saphyr continuerait de me transmettre sa force. Elle m’envoie vous donner le baiser de lumière.